Les premiers rayons de l’aurore et le plein midi sont le rayonnement du même soleil, et pourtant, certains sont si doux et agréables, tandis que les autres peuvent nous brûler la peau et endommager la rétine.
Malgré cela, nous continuons à les nommer de la même manière : « rayons de soleil ».
Cet exemple anodin met en avant quelque chose de fondamental : le langage nous piège.
Cela peut se produire sur des « petits » sujets de la vie quotidienne, mais également sur des éléments bien plus importants, qui peuvent impacter toute une vie, toute une nation.
Gustave Le Bon disait : « L’interprétation diverse des mêmes mots par des êtres de mentalités dissemblables a été une cause fréquente de luttes historiques ».
Ce piège du langage devient particulièrement visible lorsque nous touchons aux grands concepts qui structurent nos vies. Nous utilisons les mêmes mots, mais nous vivons dans des mondes différents.
Prenons l’exemple de l’amitié : Quand vous parlez d’un « ami », de qui parlez-vous ? Pour certains, l’amitié est une affaire de camaraderie et de bons moments partagés. C’est le collègue avec qui on déjeune, le voisin avec qui on regarde le match. Une relation agréable, mais contextuelle : Si le contexte change, l’amitié s’efface.
Pour d’autres, l’amitié est un pacte sacré, une connexion d’âmes. C’est la personne que l’on appelle à 3 heures du matin, celle qui connaît nos failles les plus profondes et nous aime malgré tout. Une relation qui transcende le temps et la distance.
Ces deux réalités, toutes deux valables et respectables, portent le même nom. Si l’un attend de la légèreté, l’autre un soutien inconditionnel : Le malentendu est inévitable.
De même que pour l’amitié, un parallèle peut être fait avec le « bonheur », « l’amour », « la liberté ».

Alors pourquoi en arrivons-nous là ?
Cette divergence n’est pas un défaut de notre intelligence – ce serait prendre un raccourci que de le penser – mais une conséquence directe de notre humanité, forgée par plusieurs facteurs, en effet :
- L’Expérience personnelle : Chaque mot est un contenant que nous remplissons avec notre vécu. Notre éducation, nos joies, nos traumatismes, notre culture forgent des définitions uniques. L’amour pour celui qui a été trahi n’a pas la même couleur que pour celui qui vit une relation de confiance depuis 20 ans.
- L’Économie du Langage : Les mots sont des raccourcis. Il est plus simple de dire « amitié » que « cette relation spécifique basée sur le partage d’activités professionnelles et un respect mutuel sans implication émotionnelle profonde ». Nous sacrifions la précision pour l’efficacité.
- Le Poids de l’Abstraction : Plus un concept est abstrait (« Dieu », « Justice », « Beauté »), plus il laisse de place à l’interprétation personnelle. Il n’a pas de contrepartie physique et tangible sur laquelle tout le monde peut s’accorder : il est plus facile de décrire une voiture, que la justice.
Ainsi, les conséquences sont partout : des déceptions amicales aux guerres civiles et aux fractures sociales. Nous pensons débattre d’une même idée, alors que nous nous battons pour défendre des mondes intérieurs incompatibles.
Alors, sommes-nous condamnés au dialogue de sourds ?
Oui et non.
Oui : car il n’est pas raisonnable d’inventer un langage parfaitement univoque : ce n’est pas un défaut de langage, mais une conséquence de notre humanité comme dit plus haut.
Non : car il est possible de lutter contre « ces pièges du langage » à travers l’écoute, la communication, l’empathie, et la légèreté ! C’est bien plus drôle de se moquer des pièges du langage que de les subir, non ?!
Le Miroir de l’IA : des « Large Language Models » aux « Large Concept Models »
Ce défi humain trouve un écho fascinant dans le développement de l’intelligence artificielle. Aujourd’hui, nous sommes émerveillés par les Large Language Models (LLM) qui sont des maîtres du langage. Ils ont analysé des milliards de textes et savent statistiquement quel mot doit suivre un autre. Ils peuvent parler d’amour en citant Shakespeare ou de liberté en invoquant Spinoza.
L’ultime frontière pour l’IA – et peut-être pour l’humanité – serait de passer à de Large Concept Models (LCM).
Encore récent et à l’état de recherche, un LCM ne se contenterait pas de savoir que le mot « bonheur » est souvent associé à « sourire » ou « famille ». Il comprendrait que le « bonheur » peut être le concept A (plaisir fugace) ou le concept B (plénitude durable), et que ces deux concepts peuvent coexister sous la même étiquette. Il saisirait la pluralité des réalités derrière un même symbole.
Cette distinction nous montre que notre propre défi n’est pas seulement de mieux parler, mais de mieux comprendre. Tout comme nous attendons de l’IA une compréhension plus profonde que la simple manipulation de mots, nous devons exiger de nous-mêmes d’aller au-delà des étiquettes que nous collons sur le monde, de faire preuve de nuance et d’avoir moins de certitude.
C’est dans cet espace, entre le mot et le concept, que se nichent à la fois les plus grands malentendus et la véritable richesse, qui une fois saisit, peut changer le monde !